Après des mois de silence, je reprends du service. J'avais envie, ou plutôt j'avais à nouveau le besoin d'écrire. Je vis à Nice depuis maintenant 4 ans. Je voulais partager avec vous cet article pour le tragique anniversaire des un mois de l'attentat du 14 juillet.
Jeudi 14 juillet 2016, 22h25, Promenade des Anglais
Le feu d’artifice était beau. Nous applaudissions sourire aux lèvres. Je regarde mes amis indonésiens en visite à Nice pour leur voyage de noces. Je regarde mon copain qui danse et fait l’idiot. Nous nous regardons, nous rions, nous sommes juste heureux pendant ce moment suspendu sur la Promenade entourés de tous ces gens heureux tout comme nous. Une bourrasque de vent me décoiffe, je commence à avoir froid. Un orage se prépare, il est temps de rentrer. Nous avons eu de la chance qu’il ne pleuve pas, nous avons même hésité à venir avec ce temps incertain.
Nous marchons vers le Negresco depuis le jardin Albert 1er sur la Prom. La foule est dense et par moment nous ne pouvons même plus avancer aux carrefours. Puis mon copain demande : « On va faire des photos devant le Negresco avec les lumières bleu-blanc-rouge ? » Mais je suis fatiguée, je préférerais rentrer. Si on prend la prochaine rue à droite on marchera tout droit et on arrivera à l’appartement en vingt minutes. C’est la rue du Congrès qui longe le Palais de la Méditerranée. Je tire mes amis par le bras : à droite toute !
Nous avançons dans cette rue sur deux cent mètres puis une voiture de police arrive assez vite, sirènes hurlantes, et se retrouve prise dans la foule. C’est à cet instant que j’entends des cris derrière nous et des gens nous dépassent en courant. Je me retourne et je vois la foule faire un bond en avant, des visages apeurés et des cris. Sans réfléchir nous commençons à courir. Je me retourne plusieurs fois : « qu’est-ce qui se passe ? Mais qu’est-ce qui se passe ?! » J’entends « ils tirent » et « courrez ! » Après environ cinq cent mètres nous arrêtons de courir et demandons aux gens derrière s’ils savent ce qui arrive. « Il y a des tirs ! ». Mon copain me dit qu’il a entendu plusieurs déflagrations mais pas moi. Nous nous arrêtons sur le seuil de l’entrée d’un immeuble et laissons passer les gens qui continuent à courir. Nous continuons en marchant vite. Je raccompagne mes amis à qui je prête mon appartement et nous nous dirigeons vers chez mon copain en bas de l’avenue Gambetta. A plusieurs reprises nous croisons des gens qui courent encore. Arrivés sur Gambetta, nous distinguons des gyrophares, énormément de camions de pompiers et d’ambulances en bas de l’avenue. Nous ne comprenons pas. Ça a l’air sérieux.
Mon ami me montre un statut sur facebook : « un camion a écrasé des gens sur la Prom. » Nous imaginons un accident, quelques victimes, une tragédie ordinaire. Arrivés chez mon amis nous allumons la télé mais les informations sont encore confuses : « mouvements de foule…Tirs… Camion… Trente victimes au moins. » Nous nous regardons, incrédules.
Jeudi 14 juillet, 23h30, avenue Gambetta.
J’envoie un sms à ma sœur et ma mère qui vivent en Normandie : « il y a eu un attentat à Nice mais je vais bien. On a entendu des coups de feu et vu des gens courir. On est rentrés, on est en sécurité à la maison. » A l’extérieur nous entendons des dizaines, des vingtaines d’ambulances passer avec sirènes et gyrophares. La télé est toujours allumée sur une chaine d’information en continue et nous sommes scotchés à nos portables. Ma mère m’appelle en pleurs, mon copain appelle ses parents.
Les nouvelles tombent, comme des coups de masse. Cinquante, soixante, soixante-dix victimes. Le chauffeur tué. La Prom bouclée. Restez cloitrés chez vous. Le safety check sur facebook. Je cherche frénétiquement mes amis sur la liste, mes collègues. La panique me gagne. A 22h49 je poste un message sur facebook : « Je vais bien… On ne sort plus. »
Vendredi 15 juillet 2016, 00h15.
Un ami poste sur facebook : « j’y étais. Horrible. Un carnage. J’ai couru pour ma vie. » Une nouvelle vidéo apparait sur mon fil d’actualités, machinalement je l’ouvre. L’image est mauvaise. Des cris et des pleurs. Des corps déchiquetés. Des membres sur le sol. Des flaques de sang. Un homme au corps désarticulé. Une femme assise, la jambe arrachée. Je ferme les yeux. Ma gorge se serre et mon estomac se contracte. Mon cerveau me dit c’est un film ce n’est pas réel, c’est comme Walking Dead mais mon corps, mes tripes me chuchotent : tu sais que c’est vrai ! J’ai la tête qui tourne, je vais me sentir mal. Une amie m’appelle.
Vendredi 15 juillet, 00h46.
Je raccroche avec mon amie puis une autre m’appelle. Elle est canadienne et journaliste. Elle veut savoir si je vais bien. Elle est rassurée. Est-ce qu’elle peut m’interviewer en direct à la télé canadienne ? Oui. On me pose des questions sur ce que j’ai vu, entendu. Je raconte la foule, la panique, les tirs, les sirènes. Puis la télé nationale veut mon témoignage, je raconte encore. Mais mon cerveau est comme paralysé. Je suis dans une bulle où plus rien n’entre ni ne sort.
Vendredi 15 juillet, 2h32.
Je suis rivé à la télé. Mon copain à son portable. Les images défilent. Nous ne réalisons pas. Ce-n’est-pas-possible. Mon beau-père m’appelle, il pleure. C’est la première fois que je l’entends pleurer.
Vendredi 15 juillet, 03h40.
Je regarde l’heure. Je regarde le plafond. Je regarde mon copain qui dort. Les pensées et les images se bousculent sans faire sens.
Vendredi 15 juillet, 6h00.
Le réveil sonne mais je suis déjà réveillée. A peine sortie du lit j’allume la télé et je me connecte à facebook. Je regarde mes emails car je veux savoir si l’école internationale où je travaille sera ouverte aujourd’hui. Pas d’email mais entre les sms et facebook j’ai une centaine de marques d’amitié, d’inquiétude et de soutien de mes amis en France et dans le monde. Je prépare le café et le petit-déjeuner pendant que mon copain se lève. Une fois assise devant ma tasse, je pense à mon école et mes larmes se mettent à couler. Je ne peux plus me contrôler, je pleure je tremble, je réalise, j’ai envie de hurler, de me jeter par terre. Et de frapper le sol de toutes mes forces. Va-t-on me dire qu’un(e) étudiant(e) est mort(e) ? Un(e) collègue ? Mon copain me serre dans ses bras. C’est la première fois qu’il me voit pleurer. Je ne peux plus manger mon estomac doit faire la taille d’un petit pois. Je veux aller très vite à l’école. Mon copain insiste pour m’accompagner. Les rues sont désertes et les quelques bus qui passent sont vides. Les rares passants ont les traits tirés.
Vendredi 15 juillet, 7h30, rue Meyerbeer.
Je retiens mes larmes. Je prends une grande inspiration et je pousse la porte de l’école. Les deux réceptionnistes sont au téléphone ainsi que ma collègue responsable des activités et le responsable des juniors. Les bureaux administratifs fourmillent de monde, tous au téléphone. J’aperçois trois collègues professeurs au milieu du hall et je les rejoins. Nous nous prenons dans les bras. Nos larmes aux yeux et nos petits sourires crispés en disent long. L’ambiance est trop lourde et les mots trop faibles. Je vais me renseigner sur nos étudiants, je veux me rendre utile. Je croise une de mes étudiantes qui va bien. Elle me sourit, nous échangeons quelques mots, nous nous rassurons mutuellement. Certains juniors dorment sur les canapés, ils ont passé la nuit ici. J’essaie de grappiller des informations. Les responsables de chaque service ont passé la nuit au téléphone pour contacter tous nos étudiants et nos familles d’accueil et aussi rassurer les familles des étudiants dans leurs pays. Ils n’ont pas dormi de la nuit. Tous les collègues sont sains et saufs mais cinq étudiants manquent à l’appel. Petit à petit des étudiants arrivent et certains portent les marques d’une nuit blanche mais ils ont besoin d’être ici avec nous et leurs amis. Chaque collègue qui passe la porte a les larmes aux yeux et c’est toujours le même rituel : « Ça va ? Tes proches ? Oui. Dieu merci. » Pour quelqu’un qui est athée, je n’ai jamais autant utilisé cette expression de toute ma vie.
Vendredi 15 juillet, 9h00.
Nous sommes réunis dans la salle des profs. Il règne un silence pesant. Nous échangeons des regards graves et des larmes coulent parfois. Ma collègue V. entre et va immédiatement dans la petite salle des photocopieuses. Elle craque. Je la prends dans mes bras et je sens son corps secoué de sanglots. Je me laisse aller moi aussi, j’en ai besoin pour pouvoir continuer.
La question des cours se pose. Faut-il faire classe ? Je ne m’en sens pas capable. Je ne m’imagine pas faire ma leçon sur le subjonctif comme si de rien était. Je veux bien emmener mes étudiants en classe pour les faire parler de ce qui s’est passé, qu’ils me racontent ce qu’ils ont vécu. Et puis je serai honnête et je leur expliquerai que je n’ai pas la force d’enseigner aujourd’hui. S’ils ne comprennent pas cela, tant pis. Finalement les cours du matin sont annulés.
Je me promène un peu dans l’école. Il doit y avoir une cinquantaine d’étudiants sur plus de cinq cents. Je croise une de mes étudiantes et nous nous asseyons pour discuter. Elle était au feu d’artifice mais en est partie directement à la fin. Elle n’a pas vu les mouvements de foule et est rentrée chez elle sans encombre. Mais elle a vite appris ce qui s’était passé et elle a passé la nuit sur Internet et au téléphone avec sa famille en Suisse. Ce matin elle avait besoin d’être ici avec nous.
Je discute avec des étudiants, des collègues et c’est toujours la même question : tu y étais ? Et viennent les récits. Certains éprouvent le besoin de raconter, d’autres d’écouter. Pour ma part je dois dire et redire et redire mon histoire comme pour la rendre réelle. On était si près du camion… Cinq minutes plus tôt et… Mais j’ai aussi besoin d’entendre les témoignages des autres. Il faut partager ce poids trop lourd qui oppresse : l’horreur, le drame, la peur, le malheur. J’ai l’impression d’avoir un filtre noir devant les yeux, un filtre noir sur les pensées. Je pense à avant. A la journée d’hier avec ses couleurs éclatantes, à la légèreté, à l’insouciance. Aujourd’hui tout est noir, pesant et consternant. Je sens qu’une page est définitivement tournée, déchirée, arrachée, piétinée, brûlée. Ma gorge se serre et ma poitrine est compressée. C’est donc ça le désespoir ?
Vendredi 15 juillet, 11h30.
Ma directrice m’arrête devant son bureau. « Trouve neuf collègues et allez chercher des pizzas. Dix chacun, voilà 100€. Trouve les autres et allez-y s’il te plait. » L., C. et M. m’accompagnent et nous nous séparons pour aller chacun dans une pizzeria différente. Je m’arrête à celle qui est près de la poste. Le propriétaire a les traits tirés aussi. Il me propose de m’asseoir à la terrasse pour attendre et m’offre un coca. C. et L. me rejoignent. Nous discutons de tout sauf de ça. Pour la première fois depuis hier je souris. C’est un minuscule sourire mais il se reflète sur les lèvres de C. et L. et nous réchauffe un peu le cœur. M. nous rejoint aussi avec ses pizzas. Il fait une petite blague et nous sourions encore. Je vais payer mes pizzas et le gérant se confie : « Je n’ai pas envie de travailler c’est tellement dur. Et pourtant je n’y étais pas ! Mais je n’ai pas du tout dormi. J’étais ici hier soir et j’ai vu des gens courir dans toutes les rues. Certains sont entrés et nous nous sommes cachés ici pendant plus d’une heure. Quand tout avait l’air calme je suis rentré très vite chez moi. Avec ma femme et mes enfants on a dormi tous ensemble mais j’ai pas fermé l’œil de la nuit. Tenez je vous offre deux pizzas pour vos étudiants. Bon courage. » Vous aussi, vous aussi. De retour à l’école je distribue mes pizzas avec M. Il me sourit et c’est une lanterne dans la nuit. Il me propose une part. Merci mais mon petit pois d’estomac n’en est pas capable.
Je reste un peu dans la salle des profs mais je ressens vite le besoin de m’oxygéner. Mon collègue S. qui a arrêté de fumer est en train de fumer, adossé au mur. Je m’approche. Son visage est fermé, sa bouche une simple ligne. J’adore S. : il a été mon mentor à mes débuts à l’école et depuis nous sommes proches. Je l’admire tant pour ses qualités professionnelles qu’humaines. Alors je ne peux pas m’en empêcher : tu y étais ? « J’étais à la plage Blue Beach avec une copine. En fait c’était notre premier rendez-vous. On était en train de boire un verre quand on a senti une grosse vibration et ensuite des cris et des coups sur les tôles du toit. Une femme est tombée sur la plage, elle était morte. Je suis sorti pour voir ce qui se passait au-dessus, sur la Prom, c’est là qu’un homme a sauté et j’ai réussi à le rattraper. Des dizaines de personnes descendaient l’escalier et voulaient se cacher dans le restaurant de la plage, les vestiaires, les toilettes. Moi j’ai pensé qu’il valait mieux suivre alors on a couru sur la plage vers la vieille ville mais les galets nous ralentissaient. Alors je suis remonté sur la Prom et j’ai vu des corps. Beaucoup. Je suis reparti sur la plage puis dans la vieille ville où quelqu’un nous a ouvert la porte d’un immeuble. Nous sommes restés cachés quelques minutes puis quand on est sortis j’ai rencontré quelques étudiants perdus et affolés. Je les ai emmenés à l’école. On a passé la nuit ici. »
Vendredi 15 juillet, 13h10.
Je dois aller en classe. Un cours de vocabulaire pour débutants. Quand j’arrive la salle est vide. J’espère n’avoir personne. A 13h15 un étudiant arrive. Il est totalement débutant : c’est sa première semaine à Nice. Je lui parle un peu en anglais, il a l’air d’aller bien mais il est peu communicatif. Très bien. Le thème de la leçon du jour est la famille, je commence à dessiner mon arbre généalogique au tableau, j’ai une envie folle de pleurer. Je me mets en pilotage automatique, c’est facile j’ai déjà enseigné cette leçon des dizaines de fois. Je me concentre à 100% sur ma tâche je suis dans ma bulle. A la fin des quatre-vingt minutes de cours je demande à mon étudiant s’il a tout compris, ce qu’il a appris, s’il est content. Tout va bien. Il se décide à communiquer un peu : « J’étais chez moi hier soir. Je devais sortir avec des amis mais j’étais fatigué. Je me suis couché très tôt. Le matin j’ai vu que je n’avais plus de batterie sur mon portable et quand je l’ai chargé il s’est mis à sonner et sonner. J’ai rappelé ma famille et j’ai cherché des infos sur Internet. Vraiment je ne réalise pas… » Une citation me revient en tête : l’ignorance est la paix de la vie.
Vendredi 15 juillet, 14h30.
J’ai la tête qui tourne. Je réalise que je n’ai rien mangé depuis ma banane du petit-déjeuner. Toujours pas faim mais je prends un beignet à la cafétéria. Arrivée à la moitié je cale et je le donne à mon étudiant belge qui le finit. Il est le seul de la classe à être venu et nous sommes assis dans le hall, il m’a offert un café. Il me raconte : « J’étais avec mes amis devant un des petits concerts de la Prom'. La musique était bonne d’ailleurs. Je n’ai rien vu, rien entendu, rien compris. Des gens m’ont poussé dans le dos et tout à coup des cris de terreur et la panique généralisée. Je me retourne et je vois des gens à terre, ils sont blessés. Tout le monde court dans toutes les directions, une folie. Puis des coups de feu. J’attrape mon amie par la main et l’entraine sur la plage en contrebas. Beaucoup sont déjà cachés là. Certains veulent me fouiller, ils pensent que je suis armé ou que j’ai une bombe. On se cache ici pendant presque vingt minutes. C’est l’angoisse, des enfants pleurent. Je cherche des infos sur mon portable mais c’est trop confus. Puis des sirènes, les secours arrivent enfin. Un policier vient nous dire de remonter sur la Prom. Il est très calme et nous guide vers l’escalier mais nous arrête juste avant de monter : « regardez droit devant vous et partez calmement dans la direction de votre domicile. Ne regardez pas au sol. » J’angoisse. En haut des escaliers tout est très calme, tellement calme. Les secours s’activent sans précipitation, les policiers patrouillent lentement. Des draps blancs et des nappes de restaurant recouvrent les gens. Je marche tout droit comme on m’a dit. Je suis dans un film. Au ralenti. Je n’entends rien. » Il me prend dans ses bras et me serre très fort pendant longtemps. Merci d’avoir écouté.
Vendredi 15 juillet, 16h00.
M. est au bar de la cafétéria. Je lui frotte le dos. Il me sourit et me serre le bras. Ça me fait un bien fou, ce simple contact. D’autres collègues nous rejoignent et M. commence à raconter : « Je marchais vers le Negresco pour rejoindre les amis des activités, j’étais au téléphone avec G. Le feu d’artifice venait de finir et elle me disait de me dépêcher. Quand j’ai raccroché, j’ai regardé derrière moi à gauche et j’ai vu un homme rire avec ses amis. Puis j’ai regardé encore et du coin de l’œil j’ai vu un camion blanc arriver très vite. Je me suis jeté sur la droite sans même réfléchir, un réflexe. L’homme derrière moi est passé sous le camion. Le camion a continué à la même allure, sur les gens. J’ai entendu des coups de feu. La foule a commencé à bouger dans toutes les directions. Sans réfléchir je me suis caché derrière un des poteaux du gros portique blanc où il y a les bancs. Je voulais sauter sur la plage mais j'étais trop haut. J’ai attendu au moins une minute avant de me retourner. Le camion n’était plus en vue. Pas de coups de feu. J’ai vu des blessés, des gens au sol qui criaient et des proches qui restaient là hébétés, impuissants. Beaucoup de gens fuyaient. Je ne pouvais pas fuir, le danger était passé. Je suis allé vers un homme, le plus proche de moi. Sa jambe était écrasée et il saignait énormément. Je lui ai parlé et un homme lui a fait un massage cardiaque mais après quelques minutes il est mort. A ma droite j’ai vu une adolescente assise prêt d’un homme au sol. C’était son père et il était déjà mort, des gens essayaient de le réanimer. La tête de la fille était grosse comme un ballon de foot et elle avait la lèvre complétement ouverte. Elle était en état de choc. Je suis resté assis à côté d’elle et je lui ai posé des questions banales : son âge, ses loisirs. Elle avait 13 ans, son père était mort sous ses yeux. Je suis resté là jusqu’à l’arrivée des secours. Ils l’ont emmenée et alors je suis rentré à la résidence junior et toute la nuit je suis resté avec nos étudiants pour les rassurer. » Nous sommes tous sans voix après ce témoignage. R. est en train de pleurer silencieusement, lui qui est toujours plutôt insensible et fort… M. nous sourit. Je crois qu’il ne réalise pas encore.
Vendredi 15 juillet, 18h00, quartier de la gare.
Je quitte l’école et je rentre chez moi à pied. Je suis dans un état second. Je ne remarque pas les passants, les voitures, le bruit. J’arrive chez moi et j’allume la télé. Les images défilent. Il y a plus de quatre-vingt morts. J’ai beaucoup de messages sur facebook. J’appelle ma mère et je lui raconte toute la soirée en détails et aussi ma journée. Elle pleure encore. Je raccroche et je me mets dans mon lit, je pleure sans me retenir, je fais du bruit, je crie. Quand je suis calmée je me prépare pour aller à la salle de sport.
Vendredi 15 juillet, 20h00, Saint Jean d’Angély.
Je suis à mon club de sport. Nous ne sommes que sept. Notre coach est furieux : contre ce fou qui a fait ça, contre la police, contre la ville. Lui qui est toujours si calme, tolérant et conciliateur, je ne le reconnais pas. Pendant l’entrainement j’ai la tête qui tourne, je n’ai rien mangé ou presque de la journée. Mais je me pousse comme jamais pour tous ces gens qui eux ne pourront plus jamais courir, sauter, porter des poids. Je pense tellement à eux. Mes larmes coulent mais je ne lâche rien, rien, jamais ! J’ai tous les membres engourdis, je tremble, j’ai la nausée mais je ne me plaindrai plus.
Vendredi 15 juillet, 22h00, quartier de la gare.
J’ai à peine mangé. Mon copain me dit de finir mais je ne peux pas. Moi qui mange comme quatre normalement. Je passe sur facebook mais ça me déprime. J’allume la télé mais je l’éteins après deux minutes. J’ai la tête lourde. Je vais me doucher et je me couche.
Vendredi 15 juillet, 22h30.
Je suis serrée contre mon copain, je sens sa chaleur, il a la peau douce, il sent bon. Je regarde l’heure. « Hier à cette heure-ci ils étaient encore vivants… » Il me regarde et m’embrasse le front, il éteint la lumière. Je me sens vide, exténuée, lourde. Je m’endors immédiatement. Je dors d’un sommeil de plomb sans rêves et sans espoir.